J’ai récemment interagi avec un professeur agrégé de Sciences économiques et sociales, qui partage régulièrement ses réflexions sur LinkedIn. (lien en fin d’article). Il compte plus de 13 000 abonnés.
Dans une de ses publications, il critiquait certains comportements de ses élèves en zone d’éducation prioritaire, notamment leur usage des smartphones pour tricher. Cette critique m’a interpellé à plusieurs niveaux : sur la posture du professeur, l’utilisation de LinkedIn comme tribune, et les contradictions entre ce qu’il reproche à ses élèves et ses propres pratiques.
Le comportement de ce professeur m’a rappelé une situation improbable : imaginer un commerçant qui utiliserait Google Avis pour critiquer une partie de sa clientèle, en la catégorisant selon ses comportements ou son milieu social. Aucun commerçant, ni aucun professionnel d’ailleurs, ne se permettrait de critiquer publiquement sa clientèle. Pourquoi ? Parce que cela serait perçu comme contraire aux attentes professionnelles et éthiques.
Un commerçant dépend de ses clients pour faire fonctionner son activité, mais il leur apporte aussi une valeur (produits, services).
Un professeur ne « dépend » pas directement de ses élèves, mais il exerce un métier qui n’a de sens que dans l’interaction avec eux. Il leur apporte des savoirs et des méthodes, et leur engagement dans l’apprentissage conditionne aussi la dynamique de la classe.
Comme un commerçant doit respecter certaines règles (respect du client, service de qualité, non-discrimination), un enseignant est tenu à des principes éthiques, notamment la neutralité, la bienveillance et l’équité. Critiquer ses élèves publiquement, c'est un peu comme un commerçant qui dénigrerait sa clientèle en ligne : cela brise une forme de confiance attendue dans la relation.
Ce déséquilibre entre la critique publique et le rôle éducatif soulève une question essentielle : où tracer la limite entre l’observation pédagogique et le jugement public ?
Dans sa publication, le professeur dénonçait l’usage des smartphones par ses élèves, qu’il percevait comme un moyen d’éviter l’effort intellectuel et, parfois, de tricher pour obtenir une meilleure note. Selon lui, ces élèves recherchent une gratification immédiate, quitte à compromettre l’intégrité du processus éducatif.
Mais en analysant son propre comportement sur LinkedIn, une similitude troublante apparaît : ce professeur utilise également la technologie pour son propre intérêt, en cherchant à obtenir des likes, des commentaires et des partages. Ces interactions nourrissent une forme de gratification personnelle, comparable à celle que recherchent ses élèves avec leurs téléphones. Ainsi, bien qu’il critique ces jeunes pour leur quête de récompenses rapides, lui-même tire parti d’un réseau social commercial pour accroître sa visibilité et promouvoir ses écrits.
L’un des points implicites de sa critique semblait associer la triche au milieu social des élèves en zone d’éducation prioritaire. Or, cela méconnaît une réalité fondamentale : tricher n’est pas le monopole des élèves en ZEP. Les élèves des établissements favorisés trichent tout autant, parfois avec des moyens encore plus sophistiqués.
Et cela ne s’arrête pas au monde scolaire. Même les créateurs de grandes plateformes comme LinkedIn manipulent les règles à leur avantage. L’amende infligée à LinkedIn pour abus de données personnelles est un exemple éloquent : les grands acteurs de la technologie, avec des ressources et des connaissances bien supérieures, trichent aussi pour maximiser leurs profits. Pourtant, ce professeur, qui critique la triche de ses élèves, semble peu préoccupé par l’éthique de la plateforme qu’il utilise intensément. Il continue d’y publier, sans remettre en question ce choix.
Lorsque j’ai commenté sa publication pour soulever ces points, il a répondu qu’il "ne comprenait pas tout". Cependant, il n’a posé aucune question pour clarifier ou approfondir ma réflexion. Ce manque de curiosité et d’engagement m’a surpris. Si un professeur peut commenter sans chercher à comprendre pleinement un propos, comment peut-il attendre de ses élèves qu’ils fassent preuve de réflexion critique et prennent de la hauteur face aux contenus qu’ils consomment ?
Cette expérience m’a fait réfléchir à la responsabilité des enseignants dans leur utilisation des outils numériques. Critiquer les comportements de ses élèves sans examiner ses propres pratiques crée une incohérence qui affaiblit la portée de son message.
Si les élèves utilisent leurs téléphones pour tricher, ils se nuisent à eux-mêmes. Mais LinkedIn, une plateforme commerciale exploitant les données de millions d’utilisateurs, cause des torts bien plus larges. Pourtant, ce professeur semble accorder peu d’importance à cet aspect, préférant se concentrer sur les fautes de ses élèves plutôt que sur les limites de son propre outil.
En fin de compte, ce que je reproche à ce professeur, ce n’est pas d’observer et de critiquer ses élèves, mais de ne pas appliquer à lui-même la rigueur qu’il exige d’eux. Pour inspirer ses élèves à réfléchir et à prendre de la hauteur, il doit commencer par montrer l’exemple.
Avec plus de 13 000 abonnés, ce professeur ne se contente pas de partager une réflexion confidentielle : il diffuse ses critiques auprès d’un large public, ce qui pose la question de la responsabilité des enseignants dans leur usage des réseaux sociaux.
Cette situation soulève une question plus large : dans un monde dominé par les technologies et les réseaux sociaux, quel rôle les enseignants doivent-ils jouer ? Sont-ils là pour critiquer les outils et comportements des élèves, ou pour leur montrer comment utiliser ces outils de manière constructive et responsable ? Un enseignant qui publie sur un réseau social commercial devrait aussi encourager une réflexion critique sur l’éthique de ces plateformes. C’est cette cohérence, cette exemplarité, qui peut véritablement inciter les élèves à réfléchir et à grandir.
Voir la publication LinkedIn :
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